Comment les mots viennent aux critiques ? Deux membres de l’équipe démissionnaire des « Cahiers du Cinéma », Jean-Philippe Tessé et Paola Raiman, feuillettent leur livre d’images à travers la dimension littéraire de l’exercice, à l’heure de la réouverture des salles obscures.
« Le 31 janvier, un conglomérat de producteurs et d’hommes d’affaires a acheté Les Cahiers du Cinéma. » C’est en ces termes que s’ouvrait, en mars, l’édito du rédacteur en chef, Stéphane Delorme. Parmi les actionnaires de la légendaire revue fondée en 1951, figurent désormais les producteurs des films de Jacques Audiard, de Ladj Ly, d’Arnaud Desplechin ou de Rebecca Zlotowski, ainsi que les patrons de Meetic, de Free ou BFM TV, sans oublier un ex-président d’Endemol France. Face à un tel tsunami d’intérêts, la quasi totalité de la rédaction, à l’exception de trois de ses membres, a démissionné. « Le fait même que des producteurs possèdent la revue brouillera la réception des films et créera une suspicion légitime. »
Les premiers communiqués des nouveaux actionnaires évoquent le désir d’une revue « chic » et « conviviale », « recentrée sur le cinéma français ». Réponse de Delorme : « Les Cahiersse sont toujours moqués du chic et du toc. La santé des Cahiers, c’est leur virulence(…), au service de la défense d’idées, de passions et de convictions (…) toujours ouverts sur le monde. Et l’équipe a toujours été attentive au cinéma français mais sans doute ce n’était le boncinéma français. (…)Il faut recentrer les excentriques. »
Pour la planète cinéphile, c’est un avis de tempête. Pour moi, c’est une catastrophe semblable à la fin de Melancholiade Lars von Trier, quand l’astéroïde anéantit la cabane de fortune qui abrite Claire, Justine et l’enfant. Certains matins chantants, je n’étais pas loin de penser qu’on tenait là le meilleur journal de France, le plus rigoureux en termes de pensée, d'exigence éthique et esthétique.Chaque mois, je lisais des entretiens solides avec des cinéastes parfaitement inconnus du grand public, des discussions sans déférence avec des personnalités reconnues passé.e.s maîtres et maîtresses dans l’art si peu compris de la mise en scène, des pages et des pages d’analyses fouillées d’œuvres rares que je n’aurais jamais découvertes sans eux, des coups de projecteurs sur l’ombre des cent métiers du 7eart ou la ligne tenue des programmateurs du festival de Pétaouchnok ; ainsi, bien sûr, qu’un regard sur le monde, politisé, à chaque notule ou presque, qui n’était pas dupe des violences et des fourberies de notre époque. Quant à l’écriture ! Chaque phrase était soignée, imprévisible, non conforme à ce style passe-partout qui mine la presse culturelle et assèche la langue ainsi que les imaginaires. (Evidemment, c’était comme ça depuis des décennies, je le vérifierai en tombant sur toute une collection de Cahiersde 1986-1987 déposée comme par magie au pied de mon immeuble.)
Signe du destin, peaufinant sa dramaturgie : le dernier numéro de l’équipe en poste depuis onze ans, leur chant du cygne, a surgi en kiosques en pleine pandémie mondiale, en avril. Titre de Une : « Qu’est-ce que la critique ? », plaqué sur une photo tirée du Livre d’imagesde Godard, celle d’une mer en remous toute en nuances de bleu, au crépuscule. À l’intérieur, un dossier de trente-cinq pages sur « l’art d’aimer l’art d’aimer », à propos des rôles, des devoirs et des affects de la critique cinématographique. « Quand on aime la vie, on va au cinéma, et aimer le cinéma, c’est le défendre. Contre les agressions du marché ; contre les clichés, les complaisances ; contre tout ce qui abîme notre sensibilité », écrit Stéphane Delorme, encore...